Carnet d'un naturaliste-sportif

Friday, February 13, 2009

Le village disparu

Un pinson du Nord. Appelé ainsi car il niche en Scandinavie durant l'été. Voilà le bel oiseau que Fanny et moi venons de découvrir tout en nous régalant de quelques crêpes sucrées.
La neige est tombée en abondance cette nuit, et le soleil brille désormais. Après le petit-déjeuner, je prépare mon sac que Rémi vient de m'offrir pour mes 30 ans, et du coup spécialement destiné aux sorties en forêt de plus de 30 kilomètres.
Appareil photo, carte, thé, sandwiches, carnet et crayon, je suis prêt.

A 9h54, Loucky et moi nous élançons dans les rues du village en direction de l'aventure forestière. Après avoir traversé Lutzelbourg, j'emprunte le sentier de halage du canal. Je m'y arrête le temps de goûter à la beauté de l'eau gelée et de prendre en photo un couple de canards.





Sur le petit sentier longeant la route jusqu'à Neustadtmühle, j'effectue à nouveau quelques haltes-photos car les rayons du soleil qui s'insinuent entre le branchage dénudé des arbres offrent un charme hivernal auquel il serait vain de résister.


Et puis je me trompe de sentier: au lieu de contourner Schaefferhoff par le Sud, j'emprunte le chemin passant au Nord, induit en erreur par deux balises identiques. Je fais finalement demi-tour, après avoir perdu 35 minutes. Je trouve enfin le bon parcours au triangle jaune et qui longe la Zorn sur une bonne dizaine de kilomètres. L'indomptable rivière décrit des méandres chahutés quelque peu après la confluence des deux Zorn, blanche et jaune. Pour ma part, je suis le fond de vallée de la Zorn blanche jusqu'au lieu-dit Koeppenmühl. Là, un seul et unique sentier grimpe en direction de l'Altdorf, le but de mon expédition.

Je ne sais pas trop à quoi m'attendre, une fois arrivé là-haut. Car ce sommet situé à 459m, contourné par chacune des deux Zorn d'un côté et de l'autre, et voisin du vallon accueillant Beimbach et le cimetière gallo-romain, est un lieu qui m'intrigue.
D'après le vieux livre sur les Vosges qui appartint jadis à Mamie, je devrais trouver les restes d'un ancien village du temps gallo-romain, c'est-à-dire quelques pierres tombales caractéristiques.
Le seul et unique autre livre que j'ai parcouru et dans lequel il est fait état de ce "vieux village" est le magnifique ouvrage "Contes et légendes de notre pays entre Dabo, Phalsbourg et Sarrebourg", écrit par Joseph Dillenschneider (1903 - 1985), instituteur passionné par l'histoire locale.
Ici, il est écrit que le village a disparu sans doute au 13ème siècle, lors des guerres de succession qui ont suivi la mort du dernier comte de Dabo et de la comtesse Gertrude. Néanmoins, curieusement, les gens auraient toujours bien en mémoire l'existence de l'Altdorf. Dans les années 1930, on pouvait encore y observer, paraît-il, une pierre creusée, soit-disant un font baptismal de l'ancienne église.

Le ciel s'est couvert, la neige va-t-elle à nouveau se mettre à tomber? Le silence est total, saisissant. Pendant mon ascension, je croise régulièrement Loucky qui, je le constate, quitte souvent le chemin pour suivre les empreintes de chevreuils ou de biches, bien visibles dans l'épaisse couche de neige.

"Un charme envoûtant et quelque peu inquiétant s'attache à ce lieu historique, enseveli au profond de la forêt vosgienne".
Voilà ce que j'ai pu lire. C'est tout à fait ça. Je me sens vraiment seul au coeur d'une profonde forêt sombre et immobile, dont les seuls mouvements visibles sont ceux des noirs nuages qui se déplacent dans le ciel menaçant. La plupart des arbres qui se dressent autour de moi, en rangs de plus en plus serrés, sont des hêtres.

La légende raconte qu'un jour, deux jeunes femmes, deux soeurs, se rendirent à l'Altdorf pour y ramasser des faines. Quelles surprise lorsque l'une d'elle aperçut justement un énorme tas amoncelé là, au pied d'un arbre.
Mais au moment de les prendre, un petit chien noir surgit de nulle part et marcha sur les mains de la jeune fille, un peu sonnée par son étonnement. Elle releva alors la tête et vit, appuyé au tronc d'un arbre, un petit homme gris, debout. L'autre soeur ayant rejoint la première en entendant ses cris d'effroi, le vieil homme les dévisagea, grave et muet.

A
lors que je me remémore cette histoire m'évoquant l'aura impressionnante dégagée par les druides celtiques, la forêt s'éclaircit tout à coup. Me voilà arrivé au sommet, semble-t-il, bien que depuis un moment je ne voyais plus de panneau au rond bleu pour me guider. Une petite clairière, parsemée de quelques arbres protégés par des filets. Je fais le tour.


Le panorama est splendide, mais je ne relève pas la présence de quelque vestige que ce soit, ni aucun panneau m'assurant que je suis précisément au bon endroit. Le mystère du village disparu reste entier pour moi.
Bon. J'ai faim. Je m'assois et je commence par boire du thé afin de me réchauffer un petit peu. Je dévore assez vite mes deux casse-croûte, sans oublier d'en prélever une dîme bien méritée pour Loucky qui me regarde avec ses yeux d'hypnotiseur.



Pendant que j'engloutis mon repas, je vois deux rapaces tournoyer au-dessus de nous. Tout de même, quel silence!
Cependant, ce lieu ne dégage pas la quiétude, la sérénité et le bien-être que j'ai déjà pu ressentir, au Wasserwald par exemple. Peut-être est-ce dû à la neige, au ciel gris, à la fatigue déjà accumulée et à la vague incertitude relative à mon itinéraire? J'ai lu en tous cas que le magnétisme dégagé au Wasserwald est très puissant et très positif. Qu'en est-il à l'Altdorf?

Je repars. Je suis gelé, j'essaie de courir vite pour me réchauffer le plus rapidement possible. Déjà 30 kilomètres dans nos six pattes, à Loucky et à moi, dans la neige qui plus est.
Je rejoins le fond de vallée de la Zorn blanche, la traverse, et entame la montée du versant opposé. Ce faisant, mes orteils et mes doigts se réveillent lentement. Que c'est douloureux, ça pique, j'ai aussi l'impression que ça enfle.
Deux biches nous surveillaient du haut d'un rocher. A peine ai-je levé la tête qu'elles s'enfuient et disparaissent. Quand même! Toute cette beauté m'envoûte, participe à me réchauffer, je cours de plus en plus vite!

La forêt est maintenant à nouveau très serrée, peuplée de conifères, sur plusieurs kilomètres. Le chemin est envahi de multiples branchages, déposés là par le fort vent qui a soufflé il y a quelques jours. Je dois sans cesse effectuer de petits bonds, c'est agréable, mais le haut de mes cuisses commence à être douloureux. J'arrive à la Croix du loup, à la Wolfsgrubenkreuz. En fait, je ne la vois pas tout de suite, alors qu'il s'agit d'une grande croix en bois, inratable, qui se trouve à côté des traces d'une ancienne fosse ou piège à loups.

Toujours selon la légende, un musicien d'Engenthal venait de jouer de son violon lors d'un bal de Carnaval à Dabo, et rentrait chez lui, par la forêt, dans la noirceur de la nuit hivernale. Il s'égara alors et fut pris au piège à loup, nombreux à cette époque. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il se rendit compte qu'il avait avec lui un compagnon de mésaventure au fond de cette sombre fosse: un loup se trouvait juste à ses côtés. Le "spielman" prit alors son violon et son archet et se mit à jouer sans relâche, faisant s'élever une triste mélodie dans l'immensité de la forêt daboisienne. Le bel animal persécuté ne le dérangea point, comme touché par l'harmonie du son qui s'échappait de l'instrument. Au lever du jour, le chasseur responsable du piège passa par là. Il tua le loup et aida le violoniste frigorifié et épuisé à sortir de la trappe. Reconnaissant, il érigea une croix en bois à cet endroit.

P
our moi, cette croix des loups pourrait être un symbole de la mort de tous les loups massacrés dans ces forêts, une demande de pardon envers tout le mal que les hommes leur ont fait. C'est vrai, il y eut naguère des loups dans nos forêts. Le dernier loup lorrain fut tué le 13 décembre 1899 dans la forêt de Fénétrange au terme d'une grande battue dans la neige. Puisqu'ils ont tous disparu, les chasseurs modernes du 21ème siècle traquent, piègent, tirent, empoisonnent, gazent et déterrent d'autres animaux, tels que le blaireau, le renard, le putois, le rat musqué. Eux aussi pourtant sont de bien utiles alliés, comme le loup, à la nécessaire biodiversité qui fait de plus en plus défaut.

Un petit kilomètre plus tard, je contourne le rocher de Dabo par le Sud-Est, d'un angle qui m'est peu familier, avant de m'enfoncer à nouveau au plus profond de la forêt.


Une descente! Je cours assez vite en direction du ruisseau du Grossthal. Si bien d'ailleurs que je manque un chemin, et me voilà reparti pour un détour. Je décide alors de couper au plus court et je m'aventure à descendre une pente vraiment très raide. Loucky fait bande à part, et lorsque je retrouve enfin le pont qui me permet de rallier l'autre versant, il a bel et bien disparu. Je siffle, je l'appelle, je fais demi-tour. Le voilà, tout penaud. Comme je lui en veux de me faire ce coup-là après 45 kilomètres de course, je le remets en laisse. On marche. Près de 300 mètres de dénivelé positif à faire passer directement dans les muscles durcis de mes jambes, jusqu'à la borne Saint-Martin, la fameuse pierre dressée celtique qui servit autrefois de borne frontière à l'Abbaye de Marmoutier, et qui marque aujourd'hui la limite entre la Moselle et le Bas-Rhin.

Un peu plus loin, je m'arrête quelques minutes sur le banc du Kempel et je vide trois tasses de thé, face à face avec deux ânes qui viennent de saluer mon arrivée par de beaux "hi han" caractéristiques. Je trouve Loucky un peu trop calme désormais, serait-il fatigué?
Du Kempel à Hultehouse, j'alterne la marche et la course. L'énergie ne manque pas mais j'ai vraiment mal partout! Puis je m'imagine que je suis en plein trail, en 4ème position, et que la fin de la course approche. Ma foulée s'allège un peu, je vois le troisième, je vois le château de Lutzelbourg. Tant qu'à faire, je vois aussi Fanny, qui est là pour m'encourager! Alors, je prends la troisième place, et en traversant Lutzelbourg, je donne un coup de fouet supplémentaire à mon rythme. Quand Fanny me voit passer, puisqu'elle se serait dépêchée de faire le trajet, toute fébrile à l'idée de me voir courir, je suis alors deuxième.
Oui, mais il reste la dernière, la terrible montée jusqu'à Trois-Maisons. Alors je décide qu'en fait l'arrivée de la course se situe juste avant. J'ai fini deuxième, c'est déjà pas mal, et comme ça, je peux monter tranquillement, en marchant.
Je fais un test pour me rassurer un peu sur l'état de forme de mon beau Loucky après environ 60 kilomètres d'effort dans la neige: je le lâche. Va-t-il gravir la pente, tête basse, derrière moi? Non! Il prend un bâton, dans l'espoir que je le lui lance! C'est un bon, Loucky.